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PRÉFACE

 

 

Les Familles naturelles dont ce volume doit contenir l'histoire, sont des démembremens des genres Squalus et Raja de Linné, dont j'ai fait un ordre distinct sous le nom de Placoides. C'est pour les espèces fossiles la partie la moins avancée de mes recherches, celle que j'ai eu le plus de peine á coordonner, et devant l'impression de laquelle j'ai par conséquent reculé le plus long-temps; mais c'est aussi la partie la plus difficile de l'Ichthyologie, celle sur laquelle, de l'aveu même de tous les naturalistes, l'on possède le moins de renseignemens précis, celle enfin qui, avec le temps, devra recevoir les additions les plus considérables.

 

Lorsqu'en 1833 j'ai publié la première livraison de cet ouvrage, je connaissais environ 5oo espèces de poissons fossiles; en 1835, j'en avais déjà déterminé plus de 800, grâces aux immenses matériaux que l'Angleterre m'a fournis; aujourd'hui je possède des renseignemens plus ou moins précis sur environ 1000 espèces. Sur ce nombre, il y en a près d'un quart qui appartiennent á l'ordre des Placoides, mais que pour la plupart je ne connais encore que d’après quelques fragmens détachés. En présence d'un développement aussi rapide d'une science qui ne fait que de naître, malgré les suffrages des hommes les plus dignes de m'inspirer de la confiance, et malgré les distinctions et les encouragemens des Corps savans qui ont le plus contribué aux développemens de la Géologie et de la Paléontologie, je sens tous les jours plus vivement que mes forces ne suffiront point pour achever la tâche que je m'étais imposée en commencant, de donner un apercu général de tous les poissons fossiles qui existent maintenant dans les collections. Si donc je me suis décidé á livrer au public, dès-à-présent et aussi rapidement que possible, la continuation de mes recherches et en particulier tout ce qui est relatif aux Placoides, quelque imparfait que soit encore ce dernier travail, c'est dans l'espoir de trouver bientôt des auxiliaires, empressés á venir combler les nombreuses lacunes que j'aurai á signaler, presque á chaque pas, dans cette partie de mon ouvrage.

 

L'état de dissolution dans lequel on trouve ordinairement les Placoides fossiles, rend leur détermination très-difficile. Non-seulement il est extrêmement rare d'en trouver dont toutes les parties soient encore réunies, mais encore, le plus souvent, il est impossible, avec les matériaux qui existent, d'acquérir seulement la certitude que telles ou telles parties détachées ont appartenu á un même animal. La mobilité de leurs dents, la facilité avec laquelle elles se détachent, l'incohérence de leurs vertèbres, les rapports particuliers des nageoires avec le reste du squelette, et la structure de leurs tégumens, sont autant de causes qui contribuent á la prompte séparation de toutes ces parties après la mort de l'individu; ensorte que l'on trouve souvent pêle-mêle, dans la même couche, des fragmens de différentes espèces, sans qu'il soit possible de les réunir convenablement. D'un autre côté, la rareté des squelettes bien conservés de ces poissons fait que l'on ne peut pas même s'appuyer sur l'analogie que présentent les espèces vivantes pour arriver á des résultats plus certains que ceux que fournit dès-à-présent le seul gisement des fossiles. Il serait donc très á désirer que les naturalistes voyageurs ne perdissent pas de vue les recherches qui peuvent avancer cette partie intéressante de la Paléontologie. Une collection de poissons cartilagineux faite dans ce sens exigerait peu de peine; il suffirait de détacher leurs mâchoires, et d'y joindre quelques vertèbres de différentes régions du corps, quelques rayons des nageoires, surtout les grands rayons osseux qui distinguent certaines espèces de Squales et de Raies, et enfin quelques lambeaux de leur peau, pour avoir des moyens suffisans de déterminer á quels genres et á quelles espèces appartiennent les dents isolées, les vertèbres détachées, les gros rayons épineux et les fragmens de chagrin de ces poissons, dont on trouve des traces dans tous les terrains, depuis les couches les plus anciennes qui contiennent des fossiles, jusqu'aux terrains les plus récens, et dont un très-grand nombre appartient á des genres complètement éteints.

 

Ne pouvant pas, dès-à-présent, résoudre toutes ces difficultés pour un grand nombre d'espèces, je me vois obligé de décrire séparément les différens fragmens que je possède, et de tenter ensuite quelques rapprochemens qui auront pour base les espèccs bien connues et la coïncidence habituelle, dans différens gisemens, des pièces détachées de celles que je ne connais pas en entier. J'ai en conséquence divisé en plusieurs parties les matériaux qni composeront ce volume, comme suit:

 

I. Partie. Des Ichthyodoiulithes, ou rayons osseux qui se trouvent aux nageoires de certains Placoides. MM. Buckland et de la Bèche sont les premiers qui aient fixé sérieusement l’attention des géologues sur ces fossiles.

 

II. Partie. Des Dents de Placoides, tant des espèces fossiles que des espèces vivantes, et des différences génériques et spécifiques qu'elles présentent.

 

III. Partie. Des Vertèbres détachées, et en général du squelette des Squales et des Raies fossiles, comparé á celui des espèces vivantes.

 

IV. Partie. Du Chagrin et des différentes parties solides qui se développent dans la peau des Placoides.

 

V. Partie. Examen des rapports qui existent entre les parties détachées des Placoides fossiles, et rapprochemens que l'on peut faire pour rétablir les formes générales des espèces éteintes.

 

VI. Partie. Récapitulation ou Tableau synoptique des genres et des espèces de l'ordre entier.

 

Quant à la nomenclature usitée pour désigner ces fossiles, je ferai remarquer que tout en suivant les lois généralement reçues en zoologie, j'ai dù cependant établir quelquefois des genres particuliers pour classer des fragmens trouvés dans différentes formations, qui pourraient bien avoir appartenu á des espèces différentes d'un même genre, ou même á la même espèce, lorsqu'ils ont été trouvés dans des formations équivalentes. Telles sont, par exemple, les dents de certaines espèces, qui peuvent avoir eu aux nageoires des rayons osseux que l'on ne connaît pas encore, ou que l'on a trouvés ailleurs, avec d'autres débris parmi lesquels on n'a pas rencontré de dents. Le temps et des fouilles géologiques plus nombreuses mettront probablement encore en évidence bien d'autres erreurs; cependant partout où j'ai pu prévenir ces doubles emplois, je l'ai fait : aussi verra-t-on souvent les mêmes genres reparaître plusieurs fois dans ce volume, lorsqu'on connaîtra déjà différentes parties du corps des espèces qu'ils embrassent.

 

Les personnes capables d'apprécier les difficultés sans nombre d'un travail de ce genre accueilleront sans doute ce premier essai, quelles que soient les imperfections qu'il présente encore. J'ai cru plus avantageux pour l'avancement de la science, de le publier tel qu'il est, que d'en retarder indéfiniment l'impression; car malgré les lacunes inévitables qu'il présente encore, il renferme cependant une masse considérable de renseignemens nouveaux qui, je l’espère, profiteront également á l'histoire naturelle des poissons vivans, á L’anatomie comparée et á la paléontologie.

 

Neuchâtel, le 3 Juin 1836.

 

L. AGASSIZ