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CHAPITRE XXX. QUELQUES OBSERVATIONS SUR LES SQUALES FOSSILES EN GÉNÉRAL, LEUR RÉPARTITION DANS LES TERRAINS ET LA MANIÉRE DE LES DÉTERMINER.

La plupart des espèces que nous venons de décrire dans les chapitres précédens ne sont connues que par des dents ou des piquans isolés; et de fait, on ne pouvait pas s'attendre á trouver dans les couches de la terre d'autres débris de ces animaux, puisque leur squelette, à raison de sa nature cartilagineuse, n'était guère approprié á la fossilisation. L'on est dès-lors en droit de se demander, jusqu’à quel point des différences dans la forme de ces organes peuvent être envisagées comme l'expression des variétés spécifiques que ces animaux ont affectées depuis leur première apparition á la surface de la terre. Ce n'est point ici le lieu de plaider la cause de la dentition en général, comme caractère diagnostique. Son importance n'est d'ailleurs mise en doute par personne; mais il ne faut pas non plus se cacher que la détermination des dents de Squales offre en général plus de difficultés que celle des autres vertébrés, á cause des variétés qu'elles présentent, suivant leur position dans la gueule. Aussi, loin de taire ces difficultés, j'ai cherché á les faire ressortir, et j'ai exprimé mes doutes, toutes les fois qu'il m'en est resté soit sur la valeur d'une espèce, soit sur le genre auquel elle appartient. Aussi, parmi les espèces nouvelles que j'ai distinguées, il en est probablement plus d'une qui devra disparaître de ce cadre et rentrer dans la catégorie des simples variétés maxillaires; de même que parmi les dents que j'ai réunies sous un même chef, il en est peut-être plusieurs qui devront constituer par la suite des espèces particulières, lorsqu'on connaîtra mieux le cycle des variations de chaque type.

Malgré ces imperfections, l'étude des dents fossiles de Squales n'en est pas moins d'un grand intérêt pour la géologie, par la raison qu'un certain nombre d'espèces peuvent être citées parmi les fossiles les plus répandus et sont sous ce rapport d'une valeur tout aussi grande pour les déterminations des terrains que le sont les Mollusques et les Echinodermes les plus abondans. J'ai rapporté plus d'un exemple où l'étude d'une seule dent de Squale fossile m'a conduit á des résultats importans. C'est ainsi que la présence de certaines dents de Lamies, dans les terrains des Alpes, m'a permis d'affirmer que telle couche contenant telle espèce appartenait á l'époque jurassique, et telle autre, á l'époque crétacée. J'ai également pu établir de cette manière les rapports qui existent entre certains terrains. C'est ainsi que la molasse suisse et le terrain tertiaire de la vallée du Rhin m'ont offert une foule d'identités qui ne me permettent plus de clouter du parallélisme de ces dépôts; tandis que j'ai reconnu des différences constantes entre les dents fossiles de certains dépôts que l'on s'est long-temps plu à paralléliser; tels que la molasse et le calcaire grossier ou l'argile de Londres. Mais nous avons vu que ces identités ne doivent pas être invoquées comme un argument sans réplique; car il peut arriver que l'on trouve les mêmes espèces dans des terrains différens, sans que pour cela il y ait identité d'âge. La cause de leur ubiquité doit dans ce cas être cherchée dans des remaniemens dont l'étude comparative des terrains nous offre plus d'un exemple. C'est ainsi en particulier qu'il faut s'expliquer la présence de certaines espèces de l'argile de Londres au milieu des dépôts du Crag; car vouloir, sur la foi de ces identités, paralléliser deux terrains aussi différens, serait tout aussi erronné que si l’on essayait de paralléliser la molasse et le grès vert, parce qu'on trouve par-ci par-là, au milieu des dépôts de molasse, quelques coquilles calcédoniennes, provenant du grès-vert. La sagacité du paléontologiste devra ici, comme dans beaucoup de cas, le préserver de l'erreur. Les fossiles remaniés ont d'ailleurs pour la plupart une certaine apparence usée et frottée, qui les trahit facilement aux yeux de l'observateur exercé.

La science de bien déterminer les dents de Squales ne s'acquiert que par une longue habitude, car il n'y a que l'expérience qui puisse donner ce tact qui fait que l'on distingue au premier coup-d'oeil les caractères spécifiques, génériques et de famille, et de ceux qui sont inhérens á l'individu ou qui relèvent de l'âge. Je vais néanmoins essayer d'indiquer quelques règles générales pour servir de guide á ceux qui disposent d'une quantité nombreuse de dents fossiles qu'ils désireraient déterminer.

Les crénelures marginales sont un premier caractère auquel il faut avoir égard, puisqu'il sert á distinguer des espèces que souvent on reconnaîtrait á peine sans cela. Il est telle espèce d'Otodus ou d'Oxyrhines qui ne diffère des Carcharodon que par ses bords parfaitement lisses; de même ce sont les dentelures marginales qui, dans plusieurs cas, permettent seules de distinguer certains Carcharias de certaines Lamies. Nous avons indiqué plus haut les particularités par lesquelles les différens types de dents crénelées se distinguent entre eux. Nous n'aurons donc á nous occuper ici que des dents á bords lisses.

Les difficultés sont en général d'autant plus grandes, que les dents sont plus uniformes et moins accidentées. Les particularités les plus importantes sont la racine et les appendices latéraux. C'est au moyen de ces derniers en particulier, que l'on parvient á distinguer les types les plus dissemblables. C'est ainsi que certains Hybodes ne se distinguent des Lamies que par leurs cônes latéraux, et si ces cônes ont disparu, comme cela arrive fort souvent, on peut courir le risque de confondre des Squales de l'époque jurassique ou même de l'époque houillère, avec des Squales tertiaires. Dans ces cas, il faut user de la plus grande circonspection, et c'est ici que l'origine et le gisement deviennent de la plus haute importance, en vertu de l'expérience qui nous a appris que la plupart des types sont circonscrits dans certaines limites du temps, et qu'il n'est aucune espèce qui traverse toutes les formations géologiques. Si donc nous trouvons dans une localité des terrains de transition un cône de dent effilé dont la racine soit brisée, nous pourrons malgré sa ressemblance extérieure avec les Lamies, en conclure que ce n'est point une vraie Lamie, mais bien un Cladode, puisque ce genre semble limité á l'époque de transition et qu'il s'y trouve en assez grand nombre. Les dents de Cladodes sont d'ailleurs striées des deux côtés ainsi que celles des Hybodes, tandis que celles des Lamies sont ordinairement lisses ou seulement striées d'un côté. Les difficultés sont déjà plus réelles pour les dents des terrains du Trias et du Jura. Les Hybodes sont, il est vrai, assez faciles á reconnaître, parce que leurs dentelures marginales se détachent moins facilement, et qu'alors on peut toujours sans beaucoup de peine déterminer le genre et même l'espèce. Mais nous avons parmi les Squales du Jura un type plus simple, les Lamies jurassiques (Sphenodus) dont la forme extérieure est si semblable á celle des Lamies crétacées tertiaires et vivantes, que l'on éprouve les plus grandes difficultés á les déterminer. Il est vrai que cette difficulté tient peut-être essentiellement á leur état de conservation, car nous avons vu que jusqu'ici on n'en a point encore trouvé dont la racine fut intacte.

L'époque crétacée est caractérisée par un grand nombre de nouveaux types qui n'existaient point dans les époques antérieures. Le groupe des dents crénelées y apparaît pour la première fois, et parmi les dents lisses, nous trouvons plusieurs types également nouveaux, tels que les Otodus, les Oxyrhines et les Lamies subulées ou Odontaspis. La plus grande difficulté consiste à bien distinguer entre les Otodus et les Oxyrhines, et entre les Otodus et certaines Lamna; aussi faut-il, dans certains cas, renoncer á l'espoir de déterminer rigoureusement des fragmens dépourvus de leur racine.

L'époque tertiaire a été peuplée d'un nombre considérable de Squales. Mais comme les dents y sont en général mieux conservées que la plupart de celles qui proviennent des terrains plus anciens, la difficulté qui résulte du nombre se trouve en quelque sorte compensée par leur meilleure conservation. Nous retrouvons dans l'époque tertiaire la plupart des types de la craie en un nombre bien plus considérable d'espèces. Nous y retrouvons aussi une localisation très-prononcée, et les espèces n'occupent qu'un rayon très-limité relativement á celui que l'on est en droit de leur assigner dans les époques antérieures. Les Carcharodons parmi les espèces crénelées, les Oxyrhines et les Lamna parmi les espèces lisses, paraissent avoir joué le plus grand rôle. Chaque période de l'époque tertiaire paraît avoir eu ses Squales propres, qui, tout en étant très-semblables, étaient cependant différons. C'est ainsi que nous trouvons parmi les Lamna de l'argile de Londres et de la molasse, un nombre à-peu-près égal d'espèces très-semblables quoique différentes, comme si la nature avait voulu s imiter sans se répéter.

L'époque actuelle n'est pas moins riche en Squales que les époques antérieures. MM. Müller et Henle n'en décrivent pas moins de quatre-vingt-dix-sept espèces. Nous y retrouvons tous les genres de l'époque tertiaire et un certain nombre de genres nouveaux. Mais ce qui est surtout remarquable, c'est que ce soient les genres nouvellement survenus qui comptent le plus grand nombre d'espèces; tels sont particulièrement les vrais Carcharias et, parmi les Squales à dents lisses, les Scyllium.

Les différences spécifiques s'établissent sur la forme et les dimensions relatives (*Dans la description des dents de Squales, j'ai cherché á employer autant que possible les mêmes termes pour désigner les différentes dimensions. C'est ainsi que j'ai appelé hauteur la dimension verticale de la racine au sommet; longueur, le diamètre d'avant en arrière, et épaisseur le diamètre de dehors en dedans. Quelquefois cependant, en traitant de dents très-élancées, j'ai aussi employé le terme de largeur pour désigner le diamètre d'avant en arrière, par exemple, dans les Lamna.) des différentes parties, par exemple les proportions entre la racine et la couronne, ou entre les cônes principaux et les dentelons secondaires. Le renflement ou l'aplatissement du cône et la forme plus ou moins tranchante des bords doivent également être pris en considération. Enfin, un caractère qu'il ne faut pas négliger, quelque indifférent qu'il paraisse, c'est la présence ou l'absence de stries, qui ont le grand avantage de différencier des espèces qui, sans cela, ne pourraient pas toujours être distinguées rigoureusement, par exemple, le Lamna elegans et le L. cuspidata, ou bien le Lamna contortidens et le L. dubia. C'est même le premier caractère que l'on doive rechercher dans les Lamna, pour élaguer d'entrée toutes les difficultés qui peuvent résulter de la ressemblance extérieure entre les dents plissées et les dents non plissées. Mais pour que cette distinction soit rigoureuse, il ne faut pas se fier á la simple vue; car souvent les stries sont si fines qu'on ne les aperçoit qu'à la loupe. La forme, le nombre et la direction des plis offrent également de bons caractères á la diagnostique, entr'autres dans le genre Hybodus, où nous trouvons des espèces dont les stries sont parfaitement verticales, et d'autres dans lesquelles elles se combinent et s'anastomosent de la manière la plus variée. Dans la famille des Lamies, les stries lorsqu'elles existent, sont en général sensiblement parallèles, et n'existent qu'à la face interne.

Il est une dernière ressource á laquelle on peut recourir dans la distinction des espèces; c'est l'étude microscopique de leur structure. Jusqu'ici, il est vrai, on n'a guère recherché les différences spécifiques; on s'est généralement borné á signaler les particularités des différens types, et nous avons vu que sous ce rapport les recherches ont déjà donné les plus beaux résultats, en nous montrant des différences tranchées entre des genres qui diffèrent á peine par leur forme extérieure, et en nous apprenant d'un autre côté, que certains types très-dissemblables au premier abord, présentent cependant des analogies très frappantes. Nous ne désespérons point qu'un jour on n'arrive aussi á distinguer les espèces sous le rapport de leur structure, ce qui sera alors pour les déterminations zoologiques le corollaire le plus complet qu'on puisse désirer.

Le tableau suivant est destiné á faire voir la manière dont les genres et les espèces de Lamies sont répartis dans les terrains.