« previous article table of contents next article »

CHAPITRE XXV. REMARQUES SUR LES SQUALES A DENTS CRÉNELÉES EN GÉNÉRAL

Avant de passer á l'étude des Squales á dents lisses, je crois utile d'ajouter ici quelques considérations sur la valeur des caractères inhérens aux dents, pour compléter les observations générales qui se trouvent en tète de ce volume (p. 73). Depuis cette époque, l'étude des Squales a fait des progrès notables, á tel point que les deux sous-genres des Milandres (Galeus) et des Requins (Carcharias) et le genre des Marteaux (Zygaena), dans lesquels Cuvier rangeait tous les Squales á bords dentelés, sont aujourd'hui des familles. Dans les diagnoses de ces genres, Cuvier n'accorde point une valeur prépondérante á la dentition; ses coupes sont pour la plupart basées sur des caractères plus généraux, et surtout sur la position et le nombre des nageoires. Dans les genres qui ont été créés plus tard, la dentition joue déjà un plus grand rôle, et plusieurs ont été distingués uniquement á cause de la forme de leurs dents. Les modifications les plus importantes qu'a subies la classification des Requins, ont été proposées à-peu-près simultanément par le prince de Canino, dans sa table analytique des Plagiostomes (Selachorum Tabula analytica, in Mémoires de la Société des Sciences naturelles de Neuchâtel, tom. II.), et par MM. Müller et Henle, dans leur ouvrage sur les Plagiostomes (Systematische Beschreibung dcr Plagiostomen). En somme, la forme des dents n'a cependant pour eux qu'une valeur secondaire; et l'on ne saurait disconvenir en effet qu'au delà de certaines limites, les caractères empruntés á la dentition ne sont plus concluans. Mais est-ce une raison pour leur contester toute valeur réelle dans le groupement des familles, d’après leurs affinités les plus naturelles? Je ne le pense pas, et quant aux caractères que ces savans ont cherché á substituer aux dents, je dois convenir qu'ils ne me paraissent pas heureusement choisis. Je ne crois pas surtout que la présence ou l'absence d'une membrane nyctitante et les évents soient d'une importance aussi générale que le prétendent MM. Müller et Henle, d'autant plus que ces organes peuvent être transitoires dans le développement des espèces qui en sont dépourvues. S'ils avaient réellement l'importance qu'on voudrait leur prêter, l'on ne pourrait reconnaître le genre et même la famille d'une espèce qu'autant que l'on aurait á faire á des animaux entiers, et il faudrait renoncer d'entrée á l'espoir de déterminer des espèces fossiles. Or, la nature n'est pas aussi avare des caractères au moyen desquels elle imprime á chaque famille, á chaque genre, comme á chaque espèce, son cachet particulier'. Cette classification nouvelle, proposée par des naturalistes aussi éminens que ceux que je viens de nommer. a cependant été pour moi une raison de soumettre mes recherches á une nouvelle révision, et j'ai acquis la conviction qu'il est des caractères inhérens aux parties solides du squelette et notamment aux dents, qui ne le cèdent en rien par leur précision á ceux que l'on peut tirer des parties molles de l'animal.

Il y a deux points de vue sous lesquels il importe d'étudier les dents de Squales, si l'on veut arrivera des résultats précis, c'est la forme extérieure et la structure microscopique, et ce n'est qu'autant que les conséquences tirées de ces deux points de vue se confirment réciproquement, que l'on peut être sur de leur valeur. Il est vrai qu'il est encore beaucoup de points sur lesquels la concordance est loin d’être parfaite, mais c'est dans l'imperfection de nos systèmes et de nos moyens d'étude qu'il faut en chercher la principale cause.

En commencant par les types dans lesquels les dentelures sont le plus développées, on est conduit á ranger les genres à-peu-près dans l'ordre suivant: l° Notidanus (Tab. E, fig. 1, 2, 3, 4). 2° Hemipristis, 3° Galeus, 4° Galeocerdo, (Tab E, fig. 5-6), 5° Thalassorhinus, 6° Corax, 7° Sphyrna (Tab. E, fig. 7, 8, 9), 8° Carcharias (Tab. F, fig. 1, 2, 4, 5 et 6), á l'exception des sous-genres Scoliodon, Physodon et Aprion de MM. Müller et Henle, 9° Glyphis, 10° Carcharodon (Tab. F, fig. 3). C'est à-peu-près dans cet ordre que nous avons décrit les espèces fossiles.

En prenant la structure microscopique pour point de départ, on obtiendrait un arrangement un peu différent; les Notidans et les Corax devraient être complètement éloignés des Galeus pour être rapprochés des Carcharodon, et nous aurions ainsi deux divisions très-tranchées dans les Requins á émail crénelé.

1°) D'une part les Hemipristis, les Galeus, les Galeocerdo, les Sphyrna, les Carcharias, qui ont des dents creuses, et qui se rattachent par-là aux Scyllium, aux Pristidures, aux Spinax, aux Centrines, aux Scymnus et aux Mustelus.

2°) D'autre part, les Notidans, les Corax et les Carcharodon, qui ont des dents solides, comme les Lamna, les Oxyrhines, les Odontaspis et les Otodus, et qui se rattachent par-là aux Hybodontes. Jusqu'ici les observations que l'on possède sur la structure microscopique des dents en général sont encore trop peu nombreuses pour qu'elles puissent être admises comme base d'une classification, et les difficultés qu'elles soulèvent á l'égard des genres que nous venons de mentionner, ne sont guère de nature á pouvoir être résolues maintenant. En effet, quant aux Corax, nous n'en connaissons que des dents isolées, et les Notidans forment un groupe assez particulier, duquel il est assez difficile de dire- s'il se rapproche plus des Carcharodons et des Lamies ou des Carcharias et des Galeus. MM. Müller et Henle en ont même fait leur troisième grande division, comprenant les Squales pourvus d'une anale et d'une seule dorsale.

Quant au genre Carcharodon, on ne saurait douter que la place que lui assigne la structure microscopique de ses dents á côté des vraies Lamies, ne soit la véritable; il suffit de comparer l'espèce vivante (Carcharodon Lamia) avec l'une ou l'autre des nombreuses espèces de Lamies, pour se convaincre que la ressemblance est des plus intimes entre eux; aussi MM. Müller et Henle, sans mentionner la structure microscopique de leurs dents, les ont-ils éloignés des Carcharias avec lesquels on les confondait jusque là, pour les placer dans leur famille des Lamnae, á côté des Oxyrhines.

N'est-il pas surprenant que deux genres aussi voisins á tous égards que le sont les Carcharodons et les Lamies, aient des dents d'une forme si dissemblable, tandis que la structure microscopique de ces mêmes dents présente des différences á peine sensibles ? D'un autre côté, n'est-il pas étonnant que des dents aussi semblables dans leur forme extérieure et leurs dimensions que le sont les Corax et les Galeocerdo, présentent une différence aussi tranchée dans leur structure microscopique? Ces exemples ne sont sans doute pas faits pour inspirer une grande confiance en la valeur des caractères tirés de la forme extérieure des dents et notamment de la présence ou de l'absence de dentelures marginales, qui, comme nous l'apprennent MM. Müller et Henle, varient même avec l'âge, á tel point que les mêmes dents qui dans l'adulte sont dentelées, sont lisses dans le jeune âge.

Mais d'un autre côté, on ne saurait méconnaître aussi que, dans certains cas, ces dentelures sont d'une importance capitale. Il est des dents de vrais Carcharias qui ressemblent si fort á des dents de Lamies, qu'au premier abord il est impossible de les distinguer, et ce n'est qu'en se servant de la loupe que l'on reconnaît dans les premières quelques dentelures marginales près du sommet. Ayant voulu m'assurer si réellement ces traces de dentelures n'étaient pas trompeuses, je fis des coupes transversales de ces dents et je trouvai que celles qui étaient crénelées avaient une cavité á l'intérieur, tandis que celles qui avaient les bords parfaitement lisses étaient massives. La même expérience se justifie sur les dents des Marteaux: ici aussi les dentelures marginales sont excessivement fines et cependant elles sont un indice certain que le poisson dont elles proviennent n'appartient point á la famille des Lamies.

Je conclus de ces faits, que la présence ou l'absence de dentelures marginales, sans être un caractère de première valeur, sont cependant dans une foule de cas d'une haute importance pour la détermination des genres et même des familles, et l'expérience nous a appris que les moindres différences dans la disposition de ces dentelures peuvent être d'une très-grande valeur diagnostique lorsqu'on a reconnu qu'elles sont constantes; témoins les Corax qui extérieurement ne diffèrent des Galeocerdo que par la plus grande uniformité de leurs dentelures marginales (voy. plus haut Chap. XVIII)

C'est dans le genre des vrais Carcharias qu'il reste encore le plus á faire, et ici nous attendons encore le secours de l'étude microscopique. Malheureusement il est fort difficile de se procurer des exemplaires de tous les types, et le nombre des espèces dont on connaît la dentition est bien petit. Il est évident que ce genre devra subir des modifications importantes, car tel qu'il a été admis jusqu’à présent, il comprend des dents de formes trop diverses, parmi lesquelles il y en a de crénelées et d'autres qui ne le sont pas. Nous avons déjà rappelé plus haut (p. 240) que MM. Müller et Henle ont cherché á subdiviser les Carcharias en cinq sous-genres d’après la dentition, mais ils ne paraissent pas avoir ajouté une bien grande valeur aux dentelures marginales, puisqu'ils rangent dans leurs trois premiers sous-genres des dents á bords lisses, tandis que les quatrième et cinquième sous-genres comprennent des espèces dont les dents sont crénelées.

Je n'ai eu jusqu'ici l'occasion d'étudier la structure microscopique que d'une seule espèce du sous-genre Prionodon, du Carcharias (Prionodon) glaucus, et quoique dans cette espèce, les dents de la mâchoire supérieure et celles de la mâchoire inférieure soient de forme très-dissemblable, je n'ai cependant pas remarqué la moindre différence dans leur structure microscopique. Il serait fort intéressant de pouvoir aussi étudier la structure microscopique des trois premiers sous-genres Scoliodon, Physodon et Aprion, pour s'assurer si leur structure est la même que celle des dents de Carcharias á bords dentelés. Si l'on trouvait réellement une différence, ce serait une double raison pour les éloigner des autres Carcharias, et la valeur des dentelures comme caractère générique se trouverait par-là considérablement relevée.

Considérés au point de vue géologique, les Squales á dents crénelées ne remontent pas á proprement parler au delà de la formation crétacée. Il est vrai que l'on trouve une espèce de Notidan, le Notidanus Munsteri, dans l'oxfordien; mais c'est là une de ces exceptions dont la paléontologie nous offre plus d'un exemple; encore faut-il remarquer que par une particularité remarquable, cette espèce est la seule qui soit dépourvue de dentelures á la base du dentelon antérieur. L'étage néocomien ne nous a encore fourni aucun Squale á bord dentelé. En revanche, nous voyons apparaître simultanément dans la craie marneuse le type des Corax. des Galeocerdo, des Carcharias, des Hemipristis et plusieurs espèces nouvelles de Notidans. Ces mêmes genres se retrouvent dans l'époque tertiaire, dans laquelle nous trouvons en outre pour la première fois le type remarquable du Carcharodon. Enfin, l'époque actuelle compte aussi un grand nombre de Squales á dents crénelées, seulement le genre Carcharodon, si nombreux dans l'époque tertiaire, semble de nouveau vouloir s'éteindre, car il n'est représenté que par une seule espèce, le Carcharodon Lamia. Ce sont les vrais Carcharias qui prennent le plus grand développement, et nous voyons en outre apparaître le type des Galeus, qui est inconnu aux époques antérieures.